La Roche Ecrite

La Roche Ecrite

UN HOMME-OURS NOMME ARTHUR RIMBAUD

    Il ne faut pas réduire Rimbaud aux Ardennes, il faut ouvrir les Ardennes à Rimbaud. Quiconque n'est pas prêt à affronter le grand mystère de l'alchimie poétique n'a aucune légitimité pour discourir sur Arthur Rimbaud. Oui, c'est vrai, lui et moi, nous sommes cousins de loin. Nous avons des ancêtres communs dans la paysannerie du dix-huitième siècle. Mais je m'en moque. Il ne faut pas folkloriser le Poète, il faut célébrer la Rimbaldie, cet espace-temps où, sans la fréquentation des textes, nul n'arrive jamais. Les textes et les mots. Rien que cela. Ni les vieilles malles, ni les murs qui s'écroulent. Jamais ! Rimbaud est comme Jésus : ou il est vivant, ou il n'est rien !

  Commençons par Arthur, son prénom. 

  Arthur fut d'abord le nom d'un roi qu'on dit légendaire, et ce nom signifie ours, arktos  en grec. Les contemplateurs du ciel connaissent l'étoile Arcturus, déjà citée par Hésiode. Etymologiquement, on traduit par " gardien des ours ", car Arcturus, qui se trouve dans la constellation du Bouvier, est voisine de la Grande et de la Petite Ours. L'ours habite depuis toujours le grand songe boréal et indo-européen.

  Quand Rimbaud se prétendait gaulois, barbare, bourru, teigneux, ours pour tout dire en un mot, il ne faisait que se nommer. Et comme au commencement est le Verbe, les noms nous prédestinent. En recevant ce prénom arthurien, Rimbaud reçoit aussi la double onction de la souveraineté et de la rébellion solitaire.

  Ceux qui s'étonnent de ses liquidations successives - Religion, Romantisme, Révolution, Amour, Poésie, tout y passe ! - commettent un contre-sens radical sur sa nature profonde. Ils prennent leurs désirs à l'eau de rose pour des réalités. Rimbaud, même s'il crut parfois le contraire, n'a jamais été l'homme de l'utopie : il est demeuré toute sa vie l'homme du mythe. En cela ours au fond des forêts d'Ardenne ; en cela loup-garou des nuits poisseuses de Roche ; en cela négociant colonial ceinturé d'or...En cela muletier frugal partant chaque matin vers le désert rouge, une poignée de mil grillé dans la poche, et un missionnaire le comparait alors, si je ne me trompe pas, à un moine bénédictin !

  Dans maintes mythologies, l'ours exprime le monde primordial, le souffle fongique des sous-bois et des grottes, l'harmonie profonde avec les cycles de la lune et de la féminité. L'ours est le fauve placide des origines en même temps que l'initiateur des devins. C'est un animal archaïque au sens positif du mot : proche du Grand Commencement et donc frappé d'une implacable jeunesse. L'homme qui a vu l'ours devient autre, et Rimbaud proclame que Je est un autre.

  Souvenons-nous maintenant de l'enfant sans père, de l'adolescent fugueur, de la mère drapée dans son prétendu veuvage, de la mort prématurée d'une petite soeur, de la fascination pour le violet, de la quête bouleversante des vérités perdues, des mille refuges transitoires et décevants : les bois de Romery et du Theux, Paris, Douai, Bruxelles, Londres, Chypre, l'Afrique ! Sans oublier une escapade en Suède et une autre à Java ! Cette vie donne le tournis. Aujourd'hui encore, l'ours Rimbaud parvient à semer ses biographes, qui sont pourtant fins limiers. Entre 1874 et 1878, bien des lacunes subsistent.

  En 1879, à Roche, il rencontre pour la dernière fois l'homme qui l'a le mieux connu pendant son activité poétique, Ernest Delahaye.

  Portait ému d'Arthur à vingt-cinq ans par l'ami d'enfance :

  " Je ne reconnus d'abord que ses yeux - si extraordinairement beaux ! - à l'iris bleu clair entouré d'un anneau plus foncé couleur de pervenche. Les joues autrefois rondes s'étaient creusées, équarries, durcies. La fraîche carnation d'enfant anglais qu'il conserva longtemps avait fait place au teint sombre d'un Kabyle et sur cette peau brune frisottait, nouveauté qui m'égaya, une barbe bond fauve qui s'était fait attendre. "

  Progressivement, au fil des années éthiopiennes, l'ironie l'emporte sur tout le reste, y compris le rêve de fortune ou le mariage avantageux. Dans ses lettres à sa famille, il se moque gentiment de lui-même et s'estime " l'air excessivement baroque " et digne de figurer parmi les curiosités de l'Exposition Universelle !

  A la fin, on le voit claudiquant dans les chemins de Roche : le roi Arthur a une jambe de bois ! Le docteur Henri Beaudier, d'Attigny, le soigne pendant un mois, au mitan de l'été 1891. La saison est pluvieuse et anormalement froide. Voici ce dont ce praticien à barbiche, parfait notable cantonal,  se souvenait :

  " Je le revois encore, avec sa jambe valide sur une chaise. Il me regardait de ses yeux d'acier, pénétrants et inquisiteurs. Il ne sortait de son silence têtu que pour jurer comme un païen quand je lui prodiguais des soins."

  On imagine aisément, en effet, que Rimbaud ne devait pas être un malade facile !  

  Et quand il sent la mort venir, il fuit une dernière fois ! Pays natal, pays fatal ! Aux âmes écartelées, il semble toujours que la terre qui les a vu naître soit la complice de leur future mort. " S'en aller ! S'en aller ! Parole de vivant ! " dit Saint-John Perse. La pieuse Isabelle assiste son frère cancéreux dans son agonie à Marseille. Marseille, la porte de ses délires qui, à la fin, devaient ressembler à des tableaux  de Claude Le Lorrain : bateaux, gréements, soleil couchant.

  Rimbaud a-t-il jamais su que son prénom signifiait ours ? Je me le demande souvent.

 

 



07/08/2020
7 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 119 autres membres