La Roche Ecrite

La Roche Ecrite

JOURNAL DES CLAIRIERES, 2020

                                                                           " La saison décline ; autre chose cependant que l'été et le 

                                                                            siècle, est en train de prendre fin. "

                                                                            Mathias Rambaud, Filles données aux adamites. 

   

 

31 janvier 2020 .

 

   Je retrouve dans mon foutoir livresque La Figure du dehors, un essai de Kenneth White, paru chez Grasset en 1978. Kenneth White appartient à cette série d'auteurs de la pensée alternative dont je fis mon miel dans les années 80 et que j'oubliai un peu ensuite. Je le feuillette avec un plaisir renouvelé.

   " Le voyageur et l'ermite de la montagne, voilà les seules images du poète que je trouve supportables. Celui qui fait un travail sur lui-même, celui qui essaie de redécouvrir le monde. Tandis que ces chantres de la détresse culturelle, ces rhétoriqueurs de la parole malheureuse, ces exhibitionnistes de l'aliénation...Ah, quel dégoût, quel impatience ! "

   On ne saurait mieux dire !

   Toute écriture doit viser au nomadisme de l'esprit, passer au plus vite du monde centripète au monde centrifuge. Elle retrouve ainsi, et ainsi seulement, les sources vives de l'intériorité.

   Regret de ne m'être jamais totalement désenglué du passé. D'avoir trop pensé, trop imaginé, trop écrit historiquement, donc lourdement. Le présent seul est plénitude, splendeur. Il faut le vivre ou bien, au pire, l'invoquer pour qu'il advienne. S'alléger enfin. Devenir un Homme au besoin en s'éloignant de la majorité des hommes. Un illuminatus. Un homo deus. Ne jamais se retourner. Vivre silencieusement, ou musicalement, ou poétiquement, ce qui revient au même. Se donner toujours un horizon de science-fiction. 

 

 

   9 février

 

   Pleine lune, quatre heures du matin. Le défilé rapide des nuages la voile et la dévoile alternativement. Vue de mon pigeonnier, sous les combles de ma datcha ardennaise, la campagne est bleue. Les toits encore humides luisent comme de grandes plaques d'argent. Plus loin, les étendues lacustres de l'Aisne en crue. On se croirait au bord de la Volga.

   Pour les Japonais, c'est exactement l'heure de mimei  :  le moment de la nuit où l'on pressent confusément l'arrivée de l'aube, sans que le ciel en soit pour autant éclairci. 

   Hier soir, Arielle Burgelin de Hugo a mis en ligne une citation de Nicolas de Staël : " Je suis ici mais en fait je ne suis de nul part, et je crains d'être où que ce soit. " 

 

 

   21 février.

 

   Premières neiges vraiment tenaces, vraiment épaisses, fort tardives cette année. D'abord les Alpes et les Pyrénées, puis le Jura, les Vosges, l'Auvergne, les Cévennes. Mais on craint désormais d'avoir à vivre l'agonie des neiges, la fin des neiges, la mort des neiges.

   Ce serait la pire des aliénations car la neige, comme l'écharpe de la Voie Lactée dans le ciel nocturne, appartient aux libertés humaines incommensurables. 

   Moins sept ce matin, au thermomètre sous le vieil if givré qui ressemblait soudain à un sapin de Noël. Et puis au lever du jour ce vert laiteux, à nul autre pareil, dans tous les clos des alentours.

   Après le bref dégel de la mi-journée, une lumière glaciale, un peu ambrée, baigne le village.

   Dans la cour, les bergeronnettes des ruisseaux apparaissent furtivement jusque sous les fenêtres de la cuisine. Leur très longue queue leur confère une suprême élégance et les distingue de leur cousine plus ordinaire, la bergeronnette printanière. Alors que la printanière pullule en avril sur les colzas en fleurs, la bergeronnette des ruisseaux est ici une visiteuse strictement hivernale, un oiseau du froid sinon du grand froid.

   Puis vers cinq heures le jour faiblit. Il devient d'un bleu profond. Je refais provision de bois pour la nuit.

   Mais même en gardant le coin du feu, il faut toujours s'écarter, diverger. Cultiver aussi souvent que possible l'art du retrait. Apprendre à faire des marges son royaume. Les gens du commun sont les gens du milieu.

 

 

   21 mars.

 

   Hier après-midi, sur Arte, le splendide film de Catherine Corsini La belle saison, sorti en 2015. Il évoque un monde que les moins de soixante ans ne peuvent pas connaître, celui d'une France où, sous les assauts des " libertés libres " - entre autre l'homosexualité assumée et non refoulée, le bocage et la sacristie faisaient de la résistance. On n'est pas passé sans douleur du monde pataud de Fernandel à celui du nudisme lesbien sous les fougères du Limousin.

   La belle saison nous ramène exactement là, au coeur brûlant des étés des seventies, dans la vie d'une jeune paysanne qui couche avec la Parisienne émancipée tout en rêvant de conduire une moissonneuse-batteuse. Sa mère la forcera à quitter la belle blonde aux seins soyeux pour réintégrer l'ordre des labours, celui où l'on se marie entre sexes opposés sans jamais oublier d'accoupler les tas de fumiers.

   La revanche de la modernité apparaîtra seulement dans les dernières scènes du film.

   J'ai beaucoup aimé. Dehors les rues printanières étaient vides. Parfois un tracteur passait.

  

 

   11 avril, veille de Pâques.

 

   Quand on se trouve confiné dans quelque paroisse lointaine, aux limites du système-monde, il faut avouer que la claustration est fort relative. Nous avons nos spaciements solitaires : il suffit par exemple d'aller pisser au fond du jardin et c'est déjà très loin ! Et puis il règne sur la cambrousse ce mystérieux silence, soyeux et médiéval, qui soudain lui confère une aura monastique et la fait monter d'un cran. Camions, tracteurs et vociférations se sont tus. On est chez nous tout en étant ailleurs. On prend des bains de ciel...

   Le pire est la volatilisation des coiffeurs. Nos cheveux poussent, poussent, poussent et tous les hommes se mettent à ressembler à Einstein au saut du lit ! Cela sent son mai 68, ce qui n'est pas pour me déplaire : je suis enfin en train de devenir ce que j'aurais aimé être il y a cinquante ans. Non pas un gauchiste hystérique et lanceur de pavés - point trop n'en faut - mais un contestataire de la variante écolo-hippie, sur fond de musique new age et d'ère du Verseau, avec des échappées gréco-indiennes et la lecture mensuelle de Planète.

   Je fourbis mes armes en marchant pieds nus dans des mocassins légers. Je relis Krishnamurti et surtout l'extraordinaire Antivoyage de Muriel Cerf. J'en suis à la page 247. Elle arrive à Bangkok, en short très moulant, accablée d'un énorme sac à dos. Quelle jolie gamine elle devait faire en vérité !

   Je fume la pipe en regardant les hirondelles coloniser mon garage et en attendant de revoir Mykonos ou Jaïpur, je rêve d'arpenter le Cantal où, me dit-on, nul n'est encore mort du virus chinois.

   Il faudra aussi que, pour me rafraîchir le matin, je rachète un flacon d'Eau d'Orange verte de chez Hermès. C'est un parfum de départ et de matin d'été.

   Hélas, le virus peut en décider autrement.   

 

 

   26 mai, Hermonville, Marne.

 

   Bref séjour dans une propriété que des proches mettent à ma disposition.

   Le village d'Hermonville, dominé par son sobre clocher roman, occupe le fond d'une combe dont les vignes occupent les versants. C'est la saison du palissage. Un vigneron m'explique à la pause-café du milieu de la matinée que la répartition des cépages est ici des plus classiques : le pinot noir et le pinot meunier en bas de côte, le chardonnay en haut. Ce cépage blanc de prestige est connu en effet pour son goût des pentes ensoleillées autant que pour sa vulnérabilité aux gelées de printemps.

   Juste avant le retour au village, je tombe sur le cimetière militaire anglais de la Première Guerre mondiale. La plupart des soldats inhumés ici demeurent inconnus : ils sont, disent les épitaphes, known unto God. Et pendant que je songe à ces Connus de Dieu, on entend au loin le chant d'un coucou.

   La place Saint-Martin, où j'écris assis à l'ombre, est de celles qui attirent le marcheur : elle n'est point centrale mais périphérique, plantée de tilleuls qui entretiennent sa fraîcheur quand le soleil commence à surchauffer les rues. Un vieux calvaire et le souvenir d'une église disparue l'imprègnent d'un reste de dévotion calme. Et la brise qui souffle m'apporte le parfum tiède d'un rosier rouge si abondamment fleuri qu'on n'en voit plus les feuilles.

   Je reste là un bon bout de temps, à mi-chemin de la rêverie banale et de la méditation, et dans ces minutes distendues chaque bruit ordinaire du village retentit comme au coeur d'un espace fabuleux où je me sens flotter. Hermonville, au fond, pourrait être au Népal ou en Patagonie. On pourrait même imaginer la simultanéité d'un unique tableau en plusieurs lieux différents. Bref, il est onze heures, et ma matinée est en train de devenir quantique...

   

   

   27 mai, Trigny.

 

   Quand, venant d'Hermonville, on chemine le long de la route jusqu'à Trigny, on affronte d'abord une longue et sinueuse montée à travers bois, et puis soudain, une fois passé la ligne de crête, le basculement vers la plaine s'agrémente sur la gauche par l'apparition d'un paysage immense, comme si s'ouvrait par miracle l'éventail d'un Nouveau Monde. Le cirque des vignes d'abord, d'un vert encore pâlissant en cette saison, puis le village, puis au loin la lame sombre de la forêt de la Montagne de Reims, du relais de télévision d'Hautvillers jusqu'au Moulin de Verzenay, soit près de trente kilomètres.

   Trigny, Tres Ignes, les Trois Feux selon les textes les plus anciens qu'on possède sur la localité. Dans une boîte à livres, près du banc où je m'assois un quart d'heure à l'ombre de l'église, je tombe sur Les Mandarins de Simone de Beauvoir.

   Alors que tout, ici, respire la banalité bien léchée et l'opulence viticole, la rencontre inattendue de la sulfureuse égérie ne manque pas de m'étonner : que vient-elle faire en cette paroisse de la France profonde où l'on s'attendrait plutôt à rencontrer François Mauriac, revenant de confesse et marchant allègrement, comme allégé de ses péchés ?

 

 

   7 juillet.

 

   Matin de Far-West, clair et un peu frisquet, pour la mort d'Ennio Morricone.

   Ennio Morricone, c'est le fond sonore des seventies, leur ciel démesuré par-dessus les jukebox. C'est le dernier sanglot de l'homme blanc, épique et réfractaire, celui qui savait que tragédie et liberté sont soeurs jumelles, celui qui était à la fois un sauvage et un seigneur mutique à l'ombre du gibet de l'Histoire.

   Il était une fois dans l'Ouest...Comme une ouverture à l'opéra de ces années où tant de fronts pionniers s'ouvraient. Un printemps. Une sève dans les corps et les esprits. L'envol des voiles sinistres qui aujourd'hui prolifèrent. En vérité, on n'était pas si naïfs qu'on en avait l'air. On avait l'obscur pressentiment, un tantinet wagnérien, que viendrait le crépuscule des dieux.

   Désormais la nuit peut tomber sur nos ranchs et nos pâturages, sur nos saloons et nos troupeaux, puisque le grand Ennio Morricone est mort.

 

 

   15 juin, Saint-Gervais, Haute-Savoie. 

 

   Après-midi au Parc des Thermes. Le grand séquoia de l'entrée, que j'ai encore vu il y a quelques années, a dû être abattu, victime du réchauffement climatique et des attaques pathogènes du botrys. Il avait environ cent vingt ans et a fourni cinquante stères de bois.

   Planté pour l'essentiel en tilleuls, le parc s'étire sur la rive droite du torrent qui descend des glaciers du Mont-Blanc. Plus on approche des thermes, plus la vallée se resserre. Elle est cernée par une forêt abrupte et sombre qui évoque à petite échelle la sylve primitive, la primeval forest des Anglais. Et juste avant les thermes, une passerelle permet d'accéder sur la rive gauche.

   Je m'assois sur un banc, à l'ombre d'un sapin et d'un orme des montagnes. Le lieu est loin d'être silencieux car le torrent rugit. Mais c'est une voix puissante qui accueille et non un bruit qui agresse. En l'écoutant, on fait silence en soi, et là seulement gît le trésor du vrai silence.

   Tout au fond du parc, le chemin devient plus glissant et plus pentu, puis on se retrouve face à une superbe cascade à plusieurs rebonds. Elle dévale du plateau glaciaire supérieur où se trouve la station de Saint-Gervais proprement dite. Des hirondelles de rocher volent entre les falaises et jusqu'au ras des eaux bouillonnantes, dans les embruns irisés du soleil.

    

 

 

  16 juillet.

 

   J'étais en ville, vaquant à des occupations ordinaires, quand soudain la pluie se mit à tomber. Il allait être cinq heures du soir. On ne se serait pas vraiment cru un jour d'été. La lumière était plutôt demi-saison, imprégnée d'une sorte de tiédeur de septembre. Il flottait dans l'air un reste de parfum de tilleuls en fleurs et, sous les grands arbres des Promenades, la fête foraine se préparait.

   Pourtant ces instants portaient plus haut. Ils étaient riches d'une substance que seuls des mots simples élucideraient : pluie en ville, un soir d'été. On était dans une page de Proust, dans une estampe japonaise...

   L'eau mouillait doucement l'asphalte, les feuilles, les voitures, les toits. Un temps perdu ressuscitait. Près de moi, une vieille dame ouvrit un parapluie rose où les gouttes se mirent à crépiter.

   Et soudain la pluie cessa. Le charme se rompit. Tout redevint ordinaire.

   Il venait simplement de pleuvoir un peu sur Rethel.

 

 

   13 août, Redu, Belgique.

 

   Dès l'arrivée à Nouzonville, et même avant de franchir la Meuse, le constat saute aux yeux et il est accablant : la forêt ardennaise est ravagée par la sécheresse, non seulement les parcelles enrésinées mais même les chênes et les hêtres, dont beaucoup sont littéralement grillés sur pied. A Joigny, la falaise semble sortir d'un incendie de type méditerranéen. Le réchauffement climatique, qu'on prenait un peu pour une hypothèse d'école sans cesse remise à plus tard, s'impose cette année dans son évidence la plus inquiétante. Dans les forêts roussies, la nature sonne son tocsin silencieux que beaucoup n'entendent toujours pas. Le Café du Commerce, lui, demeure pesamment climato-sceptique.

   Nous avons en cet été torride un avant-goût de la fournaise à venir qui, peut-être, va tout simplement faire disparaître l'homme, ce sale gosse fou qui a trop joué avec le feu...

   Après Linchamp, nous entrons en Belgique par Gédinne et Daverdisse, et nous arrivons à Redu, le village du livre de la région wallonne. Un lieu que nous fréquentons depuis trente ans...Mais ici comme ailleurs, les belles années semblent passées. Les trois-quarts des librairies ont fermé, concurrencées comme partout par Internet et le commerce en ligne.

   Résigné, je noircis mon calepin au fil fil du crayon, sur un banc de bois un peu branlant qui fait face au cours Rimbaud. Arthur, lui, statufié dans des traits un peu caricaturaux, a son buste de bronze qui brûle au soleil, sous un ginkgo assoiffé et moribond.

   Le sentiment qui m'envahit alors est peu avouable dans un endroit pareil : l'indigestion livresque, le dégoût des livres ! Je suis sujet à ces nausées, à ces affaissements intérieurs, comme d'autres le sont aux crise d'asthme ou de goutte. Et je me retrouve un peu à Redu dans la situation du pèlerin qui, arrivant à Lourdes pour faire provision de grâces, perdrait la foi ! Mais peu importe : le reniement de soi fait partie des libertés les plus précieuses qui soient octroyées à l'homme. Il n'y a que les cons qui ne changent pas d'avis !

   Je cultive donc mon reniement passager avec une sorte de joie acide. Ma seule attente est désormais celle du vent frais, de la pluie divine sur la hêtraie qui chante et ruisselle.

   Et alors passe devant moi un groupe de jeunes randonneuses et randonneurs, les sacs à dos lourdement chargés. Les peaux sont couleur de miel, les tignasses ébouriffées, les silhouettes racées. Les filles ont du chien. On sent chez elles je ne sais quelle tonicité à la fois érotique, sportive et vacancière. Salut les jeunes ! Des vieux grimoires vous vous foutez comme de l'an quarante. sans le savoir, vous me rendez aux fontaines de la vie.

 

 

  Dimanche 23 août, abbaye de Fleury, Saint-Benoît-sur-Loire.

 

   Vers deux heures du matin, près de Gien, dans le domaine forestier où des amis m'accueillent pour quelques jours, les hulottes chantaient. Je les écoutais, la fenêtre de ma chambre grande ouverte. La nuit était d'encre, sans aucune pollution lumineuse ni sonore. Orion était très bas, juste au-dessus de la ligne des arbres. On flairait les prémices de l'automne. Bientôt, ici, les cerfs brameront. D'après le propriétaire des lieux, un quatorze-cors vient parfois fourrager dans son jardin et il saccage les plans de fraisiers !

   Ce matin, à l'heure où la messe sonne, nous arrivons à Saint-Benoît. J'entre à la basilique et je m'installe sous la tribune de l'orgue. Un moine est là, distribuant l'imprimé avec les textes liturgiques et vérifiant si nous respectons bien les règles sanitaires en cours. La silhouette élégante et noire que confère l'habit bénédictin, avec les pans du scapulaire tombant devant et derrière, suscite  toujours en moi une sorte d'émotion sacrée. Il y a dans mon subconscient catholique une hiérarchie confuse qui place l'ordre bénédictin au-dessus de tous les autres ordres.

   Le soleil éclaire le beau vitrail contemporain de la chapelle axiale. Il est à dominante bleu nuit et brun rouge, symbolisant sans doute par des motifs abstraits les lueurs de l'aurore. La nef est à six travées, voûtée en ogives, de près d'un siècle plus récente que le choeur roman et la célèbre tour-porche de l'entrée.

   La procession des moines entre par le côté droit. Le célébrant est en chasuble verte. Et au moment où il encense l'autel, la chorale monastique entonne en grégorien l'introït Inclina Domine.

   Toute l'assistance est debout, immobile et silencieuse. Ce moment est d'une extraordinaire densité spirituelle. 

 

 

   21 septembre.

 

   Vers midi, alors que nous prenions une bière en famille au jardin, une rapace apparaît à faible hauteur, venant du sud-est. Et il se met à dessiner de grands cercles juste au-dessus de la rue. Il s'agit d'un aigle botté. Il correspond exactement à la description qu'en donne mon vieux Peterson, le guide ornithologique qui m'accompagne depuis bientôt cinquante ans : " Taille de la buse ; queue plus longue, carrée. Dimorphique : en phase claire plus fréquente, dessous blanc avec rémiges noires et queue jaunâtre unie. ".

   Il s'agit d'une espèce plutôt méditerranéenne et orientale, liée aux forêts claires et aux lisières des versants ensoleillés. Mais en France, sa nidification est notée jusqu'en Haute-Marne. C'est la première fois que je l'observe dans les Ardennes.

 

 

  26 septembre, Contrexéville, Vosges.

 

   Ce qui m'étonne en arrivant dans cette ville d'eau, ce n'est pas d'abord la station thermale, c'est l'emprise soudaine et simultanée de l'automne et de la pluie. On avait perdu l'habitude ! Après quatre mois d'enfer caniculaire et d'aridité presque complète hormis quelques faibles orages, les deux m'accompagnent depuis ce matin en grandes pompes ! Averses diluviennes, nuages noirs et ventrus pesant de tout leur poids sur l'Argonne et sur les Côtes de Meuse, dorure détrempée des bois...

   Et puis ce vent hargneux et cinglant qui, il y a une heure, balayait les feuilles mortes à Domrémy, entre la maison natale de la Pucelle et le pont de la Meuse, sur le parking où je faisais quelques pas.

  C'était la Lorraine éternelle, patriotique et austère, dans ce drapé paysager que j'aime parce qu'il me prend de haut.  Ici, on ne rigole pas. Ici, on ne pleurniche pas. Ici, on ne triche pas. Ici on vit au rythme des saisons et des choses supérieures qu'on vénère. Point. Si vous ne comprenez pas, passez votre chemin.

   Pour tout dire, les mains dans les poches d'un vieil anorak à l'imperméabilité défaillante, j'avais l'air d'un martien débarquant en Ecosse.

   A Contrexéville, la galerie à colonnes de l'établissement thermal a quelque chose de pompéien. Le souvenir du roi Stanislas  y est même gravé dans le marbre, et en latin s'il vous plaît ! 

   Je lis sur les armoiries solennelles de la station, dans la rotonde médiane où il fait bien moins froid que dehors : FONS NON FAMA MINOR. Ici, tout l'indique en effet, une bonne source n'est jamais une gloire vaine. Et comme de soleil revient aussi vite qu'il fuit, j'écoute en silence, nimbé par une belle lueur oblique d'arrière-saison, le chant de l'eau de Contrexéville que quatre griffons argentés crachent dans une vasque de marbre. J'en bois religieusement deux gobelets. Il est dans la vie de ces moments où l'on regrette de n'être pas romain.

   A quelques pas de là, la chapelle orthodoxe où repose la Grande Duchesse Wladimir Maria Pavlona, tante du tsar Nicolas II, qui séjourna régulièrement à Contrexéville de 1880 à 1920. Des liens étroits unissaient en effet la cour impériale des Romanov à la station thermale.

  On a poussé le zèle jusqu'à écrire dans la langue de Tolstoï les noms des arbres et des fleurs qui entourent la chapelle. Il est aussi de ces moments où l'on regrette de ne pas être un aristocrate russe à la Belle Epoque.

 

 

   28 septembre, Remoncourt, près de Vittel.

 

   Vittel a de beaux restes, bien sûr, entre autres l'établissement thermal et surtout le parc, avec ses arbres majestueux qui se souviennent des dames à crinoline. Mais les hôtels reconvertis ou délabrés étalent aussi l'envers du décor. Et en dehors de l'axe de vie que représente la rue de Verdun, le reste de la petite ville apparaît mélancolique et valétudinaire. Il faut se rendre à cette évidence : l'eau de Vittel ne sauve plus Vittel.

   Pour échapper à la pluie venteuse, nous nous réfugions, mon hôte et moi, dans le bar-restaurant le plus cosy et le plus chaleureux de la ville, le Cent Trente, parce qu'il se trouve au 130 de la rue de Verdun. Les premières gaufres de l'arrière-saison sont craquantes et succulentes à la sortie du gaufrier. Dédaignant les confitures qu'on me propose, je les saupoudre seulement d'un soupçon de sucre. Les Ardennais cultivent l'art de la gaufre comme les Japonais la cérémonie du thé.

   Le soir, à Remoncourt, dans la vieille maison lorraine que prolonge à l'arrière un pré occupé par deux lamas, voici cette fois la première flambée. Partout sous les vieilles poutres, il y a des rayons remplis de livres et de revues d'art. Autant dire que, si le septième ciel est inaccessible, je me trouve ici au sixième.

   Le village, selon la légende, aurait été fondé par Ronulphe et Romulinde, les parents de saint Romaric, lequel fonda lui-même Remiremont. Nous voilà ramenés aux temps mérovingiens, dans ce royaume oublié que fut l'Austrasie, et cela s'accorde merveilleusement dans ma tête songeuse avec le ciel bas, avec l'horizon de forêts crépusculaires, avec le feu qui crépite, et même avec l'album sur Pierre Soulages que je suis en train de feuilleter. Tout est noir, strié comme par magie de rouge, de jaune ambré, de bleu roi. Nous reculons encore dans le corridor du Temps. Nous étions chez les Mérovingiens. Nous voici juste après le Big Bang, aux premières fulgurances de la lumière !

   Quelque chose manque pourtant à l'alchimie de cette soirée : à Remoncourt, l'angélus ne sonne pas. 

    

 

   21 octobre.

 

   Aujourd'hui, saint Hilarion et sainte Ursule... Pluie matinale sur le ginkgo doré du jardin, " sous le sel gris de l'aube ".

   Nietzsche nous confie qu'il donnerait n'importe quoi pour passer un après-midi dans l'Antiquité. Je le pense aussi des années soixante-dix du dernier siècle. Un après-midi en 1973. Ou en 1978. Peu importe. Printemps ou été. Mini-jupes et fumeurs de pipe. Intelligence. Provocation. Emancipation. Liberté. Un avenir qui avait un goût d'aurore, de champagne blanc de blanc. Un vent salubre qui récurait le vieux ciel. Quelque chose de grec.

   La nostalgie, c'est vrai, est le seul sentiment qui pense. Il ne faut surtout pas la confire. Il faut la caresser, l'effeuiller. 

   C'est ce que me chuchotent à l'oreille mes chats d'antan qui reposent sous le ginkgo doré.

 

 

   26 octobre.

 

   Ce matin, vers huit heures, j'ai assisté à l'un de ces embrasements soudains comme en réserve l'automne.

   Je cheminais sur la route dite de Pargny, entre Château-Porcien et Blanzy. Itinéraire asphalté donc sans boue, c'est en fait le chemin préhistorique qui courait sur la rive gauche de l'Aisne et qui devint ensuite une desserte latérale de la voie romaine Reims-Cologne. Il faut toujours penser  l'histoire comme la géographie, en la déployant largement, non en la ramenant sans cesse à son petit soi chiffonné.

   Après les pluies diluviennes d'hier, l'aube était morne et mouillée, mais au moins il ne pleuvait plus.

   Soudain, à la sortie d'un passage boisé, le soleil apparut à gauche.  Et ce fut alors une féérie !

   La longue  rangée de charmes qui longe la route devint vieil or, les érables d'un jaune lumineux, les cornouillers d'un rouge vineux. Et comme le ciel, en arrière-plan, restait très sombre, l'immense enluminure chatoyait, flambait. Il fallut que je m'arrête, que je contemple...

   Juchée sur un tas de gravier de l'autre côté, une buse était à l'affût des souris. Peu farouche et d'un flegme parfait malgré la nuée criarde des choucas qui la houspillaient, elle me faisait penser à Horus, le dieu-faucon des papyrus et des bas-reliefs égyptiens, l'enfant divin de la triade qu'il forme avec Isis et Osiris.

   Au retour, à la boulangerie de Château, rue de la Morteau, j'ai acheté du pain au levain. Et le film auquel je venais d'assister repassait dans ma tête.    

 

 

  1er novembre.

 

   Toussaint. Bruine. Le ginkgo a perdu en deux jours toutes ses feuilles.

   Mais les chrysanthèmes ne se mangeant pas en salade, entrons en récollection et réfléchissons sans céder aux affects faciles.

   Ma mère se souvenait...Avant la guerre, le matin de la Toussaint, le curé du village, l'abbé Léon Aublin, de vénérée mémoire, célébrait la messe solennelle devant les trois-quarts de la population : introït Gaudeamus et ornements blancs. Mon arrière-grand-père Emile Falvy tenait l'harmonium et dirigeait la chorale depuis trente ans. Il venait de recevoir à ce titre la médaille de vermeil du diocèse de Reims. Fumeur de pipe et poète à ses heures, il appartenait à la petite élite des paysans lettrés.

   L'après-midi, juste après les vêpres de la Toussaint, changement radical des couleurs liturgiques : l'abbé Aublin revêtait la chape noire et commençaient alors les premières vêpres du jour des morts. L'office dans son ensemble durait aussi longtemps que la messe du matin. A la nuit tombée sonnait un glas interminable. Les hommes se relayaient à l'église pour faire tinter les cloches.

   Le lendemain, après la messe pour les défunts, avait lieu la procession au cimetière et la bénédiction des tombes. Ces rites faisaient sens. Ils s'inséraient dans les grands cycles du temps sacré qui passionnaient Mircea Eliade.

  Il ne faut pas juger le présent à l'aune du passé, ni d'ailleurs le passé à l'aune du présent. Il faut expliquer pourquoi, en gros entre 1960 et 1980, l'Eglise catholique a perdu le peuple au moment même où elle croyait le retrouver.

   Nous sommes les fils de cette béance. Nous avons perdu le fil d'or du temps sacré.

 

 

   3 novembre.

 

   Matinée soleilleuse, couleur plumage de bécasse, avec en résonance le mauve lointain des bois.

   J'arrive à l'entrée de Château-Porcien et soudain un rapace surgit, qui effraie tous les moineaux du voisinage. Il contourne une maison, survole la rue et disparaît vers la vallée de l'Aisne. Sans être un expert infaillible, j'ai reconnu l'autour des palombes.

   Rentrant à la datcha après avoir fait mes courses, alors que le soleil et la température montent de concert, deux autres rapaces tournent au-dessus des champs : des " royaux " comme on dit dans l'Ordre des ornithologues, autrement dit des milans royaux. L'élégance faite oiseaux. Combien j'aime ces moments chéris des dieux ! Si beaucoup est perdu, tout n'est pas perdu.

   Et puis, accélérant le rythme de mes pas, au fil des hectomètres, je m'embarque dans un songe de géographe, un songe où soudain l'espace que mes yeux balaient se met à respirer, à vivre dans la conscience sourde de lui-même, quasi hors du temps. Chemins et champs. Talus et rivières. Terrasses alluviales et vallées sèches. Tout m'est donné. Même dans une campagne aussi enlaidie que la Champagne crayeuse, il y a encore un lyrisme immanent qui s'exprime.

  Je pense à ce tableau de Johannes Vermeer qui s'intitule Le Géographe, pendant presque parfait d'un autre, L'Astronome.

 

 

   6 novembre.

 

   Du mur d'Hadrien jusqu'aux confins de la Dacie retentit ce matin l'éditorial d'une fille venue des steppes : Natacha Polony.

   Titre de son texte qui fait froid dans le dos : " Epidémie incontrôlable et attentats barbares : la chute de l'Empire romain. "

   Arnaud Montebourg, ancien ministre devenu apiculteur, n'est pas plus optimiste : " La France est en train de s'effondrer. "

 

 

   8 novembre.

 

   Le démocrate Joe Biden, 77 ans, vient d'être élu président des Etats-Unis. Son adversaire sortant, l'inénarrable Donald Trump aux cheveux orange et au profil mussolinien, a 74 ans.

   Jeunes, quand jouerez-vous au pays de Steve McQueen la Symphonie du Monde ? On a encore en tête l'image du beau cow-boy aux yeux d'azur, assis sur la barrière de bois quand le soleil décline. On tient à nos rêves, voyez-vous : les gelées blanches du Wyoming et les utopies de San Francisco. 

 

 

   9 novembre.

 

   Cinquantenaire de la mort de De Gaulle.

   Rien n'est plus psychanalytique que les idées et les engagements politiques. C'est seulement dans un second temps, et en s'illusionnant soi-même, qu'on les barbouille d'arguments idéologiques ou moraux. " Le général De Gaulle est mort. La France est veuve. " : c'est ce que dit Pompidou le jour même à la télé en noir et blanc. Et alors toutes les chaumières s'essuyèrent les yeux.

   Dans mon village qui n'entrait qu'à pas comptés dans la modernité, nous vivions tous dans un syndrome collectif d'écrasement. Moi le premier. Nous étions des moujiks et le grand tsar était mort. Pour faire allégeance à la tribu protectrice, il fallait que chacun manifeste son deuil.

   Je ne dis pas qu'il n'y avait pas de la grandeur dans ces moments patriarcaux et bibliques. Je ne dis pas qu'il n'y avait pas de la grandeur chez l'Homme du 18 juin, chez l'ascète stoïcien de Colombey, chez celui qui prononça au nez et à la barbe des Américains médusés le discours de Phnom-Penh. Mais il y eut aussi, entre autres, le crime abominable d'avoir trompé des Pieds-Noirs et trahi les harkis.

   Et moi, j'avais vingt ans. J'aurais mieux fait de travailler le piano, de lire Henry Miller, de draguer sur les plages grecques. Mais non : j'étais englué avec les miens dans le temps de Jules Méline et du Saint Curé d'Ars. Nos uniques dévergondages étaient villageois, c'est-à-dire naïfs, plébéiens et faussement émancipateurs.

   L'étonnant, c'est que si j'avais confié mes regrets à De Gaulle lors d'une rencontre inopinée dans la forêt des Dhuits, le vieux Gaulois m'aurait peut-être compris. Les chênes et moi, on s'est toujours bien entendu.

 

 

   10 novembre.

 

   Grisaille de brumaire. Temps d'épidémie et de claustration forcée. Alors que le glas médiatique sonne chaque soir en annonçant le nombre des morts de la veille, je tombe par hasard sur ceci : " Vous savez que le froid au sortir du bal tue chaque année à Paris 1100 jeunes femmes. J'ai vu le chiffre officiel. "

   C'est dans Souvenirs d'égotisme de Stendhal, page 135 de l'édition Garnier-Flammarion. Cette simple phrase laisse tout songeur, sans qu'on sache exactement pourquoi. La pensée marque un arrêt.

   On va devant la fenêtre et on fixe les lointains.

   Marlène Jobert, la déesse aux yeux pers, a eu 80 ans hier.

   Le Temps est à la fois l'énigme fondatrice et l'ultime tragédie.

 

 

   11 novembre.

 

   Aube. Chant d'un coq. Ouvrir le portail de la cour. Faire quelques pas dans la rue. Humidité poisseuse. Halos orangés des lampadaires. Rentrer. Mettre du Jean-Michel Jarre en sourdine. Se refaire un café. Toutes ces choses ont leur solennité. Mais elle n'est pas donnée. Il faut l'atteindre. Et y demeurer.

 

 

  14 novembre.

 

   Souvenirs d'égotisme, encore et toujours. Cette prose de premier jet contient, comme certains ruisseaux sauvages et bondissants, des pépites d'or.

   " De là mon bonheur à me promener fièrement dans une ville étrangère, Lancaster, Torre-del-Greco, etc, où je suis arrivé depuis une heure et où je suis sûr de n'être connu de personne. Depuis quelques années ce bonheur commence à me manquer. Sans le mal de mer j'irais voyager avec plaisir en Amérique. Me croira-t-on ? Je porterais un masque avec plaisir, je changerais de nom avec délices. [...] Mon souverain plaisir serait de me changer en un long Allemand blond, et de me promener ainsi dans Paris. "

  Ce fantasme de l'Autre, plutôt longiligne et blond, il m'a discrètement accompagné toute ma vie. Mais je n'ose le reconnaître que depuis quelques années. Par bienséance à la fois morale et sociale, nous gardons communément pour nous la déception de n'être que ce que nous sommes, de ne pas être celui que nous voudrions être.

   Stendhal, lui, ose :

   " J'étais au désespoir, ou pour mieux dire profondément dégoûté de la vie de Paris, de moi surtout. Je me trouvais tous les défauts, j'aurais voulu être un autre. [...] Je suis accoutumé à paraître le contraire de ce que je suis. "

   J'aime aussi, chez lui, cette attirance native qu'il éprouve pour les beaux paysages arborés :

   " Rien n'est égal à cette fraîcheur du vert en Angleterre et à la beauté de ses arbres, les couper serait un crime et un déshonneur, tandis qu'au plus petit besoin d'argent le propriétaire français vend les 5 ou 6 grands chênes qui sont dans son domaine. "

 

 

   17 novembre.

 

   Les Arméniens du Haut-Karabakh brûlent leurs maisons pour le rien laisser à l'Azerbaïdjan. Cette défaite est aussi la nôtre, mais nous sommes tombés à un tel niveau de lâcheté et de veulerie que nous n'osons ni la voir ni la dire. Il souffle sur l'Europe un vent de 1938, un vent munichois. Nous dormons. En tout nous dormons. Nous nous réveillerons avec des chaînes aux pieds. Nous aurons compris, mais trop tard, que l'héroïque Arménie était aux avant-postes de notre liberté.

 

 

   19 novembre.

 

   Nous, on n'est pas spontanément " citoyens ", spontanément " vivre-ensemble ". On cultive un certain écart. Discrètement bien sûr : toujours se souvenir que l'amabilité est la meilleure distance entre soi et les autres...On aime cette heure du soir où la flambée de l'âtre se reflète dans un verre de cognac. On aime aussi, au printemps, franchirent à pied les ponts sur la Saône, la Loire, la Dordogne, la Garonne...

   A chaque changement de saison, la même nostalgie nous revient : la Traction Citroën. On ne s'en lasse pas. Dans la boîte à gants, il y aurait une paire de jumelles Swarovski. Car pour quiconque se tait, le regard est un art qui s'apparente à la musique.

 

 

   22 novembre.

 

   Hier soir, alors que la nuit tombait sur Vesoul, verdict dans l'affaire Daval : vingt-cinq ans de réclusion criminelle pour le meurtrier d'Alexia Fouillot. Une sentence étrangement modérée, suivie des réactions tout aussi modérées des parties civiles et des avocats. Le privilège de la justice, c'est qu'à l'inverse de la politique elle parvient encore à dominer l'opinion publique et ses transes émotionnelles. Et comme on dit faute de mieux, que la solaire Alexia repose en paix. Que ses proches retrouvent la sérénité à la quelle ils ont droit.

   Mais qu'il me soit permis d'ajouter ceci : à cette tragédie provinciale qui inonde les médias, il manque un personnage essentiel, c'est son cadre, c'est son paysage, c'est la ville de Gray. 

   L'agglomération grayloise constitue après Vesoul le second noyau urbain de la Haute-Saône, la " Haute-Patate " pour les familiers...Gray : pour quiconque vient de Langres, c'est d'abord un beau et vieux pont sur cette royale rivière, la Saône. Des quais paisibles, de beaux reflets d'arbres, certains soirs d'été une ambiance de guinguettes et de petits vins blancs. Mais l'esthète ne se contentera pas de cela : il musardera jusqu'à la ville haute, la place un tantinet italienne de la Petite Fontaine, la mairie et son toit franc-comtois, quadrillé de vert, de jaune et de bordeaux, tapis opulent sous les nuages qui passent.

   Il admirera la prestance de la basilique Notre-Dame, son puissant clocher à lanternons superposés, sa grande nef gothique aussi sobre qu'élégante. On l'aura compris : je suis un vieil amoureux de Gray. J'y ressens je ne sais quel équilibre, quelle perfection d'une certaine géographie française, d'un présent tissé de civilisation. Quand je fume la pipe dans les rues de Gray, j'ai envie de ressusciter un vieux mot oublié : l'urbanité.

 

 

   27 novembre.

 

   Premières fortes gelées. Les velux de mon pigeonnier sont entièrement givrés.

   La lune s'étant couchée tôt, les étoiles, en fin de nuit, brillent d'un éclat incomparable : un ciel ancien, presque druidique...La rue est très sombre,  à l'exception de la première maison où brille une lumière de ranch perdu au milieu du Far-West. Le village n'existe pas, ce qui pour moi est source de jouissance. J'ai toujours ressenti cette nausée latente du trop-connu et du trop-plein.

   Pensée du petit jour : dès qu'elle s'accompagne de l'élitisme de l'esprit, la sauvagerie de l'âme devient une voie d'excellence. On change à la fois d'échelle et de nature. Ainsi Arthur Rimbaud :

   " L'automne déjà ! - Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, - loin des gens qui meurent sur les saisons. "

   Il ne faut pas fuir les hommes, bien sûr ; il faut fuir seulement seulement ceux qui meurent sur les saisons. Au risque de scandaliser beaucoup de chapelles, j'avouerai que la vie dont je rêve aujourd'hui est celle des camping-caristes.

   Les bienheureux sont ceux qui, chaque matin, en se levant, pisse sur une touffe d'ortie toujours nouvelle.

 

 

   30 novembre.

 

   En ces temps pesteux où tout tourne en comptage des morts, en bals masqués, en sermons citoyens et en gel hydro-alcoolique, qu'il était bon et même salutaire, ce pouilly-fuissé d'hier à midi, juste avant la raclette dominicale !

   Alors que la cathédrale de Reims se profilait à l'horizon, ce n'était pas à elle que je pensais, mais à ces tapis quadrillés de chardonnay qui s'étendent sous la roche de Solutré.

   Ce matin, en rallumant le feu, j'y pensais encore. Dans la cour blanche de givre, il faisait moins huit.   

 

 

   3 décembre.

 

   Giscard. Il était intelligent, longiligne, souple, élégant, avec un front immense. Un guépard parmi les buffles et les lions. Comblé de toutes les grâces physiques et intellectuelles, il semblait anticiper cette humanité augmentée que prophétisent les transhumanistes. Son " d'Estaing " était d'emprunt mais son destin me fascinait.

   A Courchevel, sans atteindre le haut niveau, il faisait figure d'archange skieur, glissant plus près du ciel que de la neige. Chez lui, sans que la filouterie fût absente, la politique cessait d'être poisseuse, pansue, vantarde et creuse. Il la pratiquait comme l'escrime, à fleuret plus ou moins moucheté.

   Ce n'était pas un homme à femme, c'était un homme à belles femmes. Sa chance avait été de régner sur les seventies, cette décennie époustouflante de hardiesse, d'hédonisme, une sorte de feu d'artifice avant le retour lent mais inexorable de l'hydre obscure. De ce contexte culturel si typé, son septennat tire son aura de Régence et de modernité. Souvenons-nous : majorité à dix-huit ans, loi sur l'avortement, remboursement de la pilule, introduction du divorce par consentement mutuel, émancipation de la femme, premiers grands textes sur la protection de la nature... Merci M. le Président ! Le passif, bien sûr, nous l'avons connu aussi et même affronté. Au demeurant, nous qui vieillissons dans une civilisation qui régresse, ces belles réformes sociétales giscardiennes claquent comme des oriflammes.

   Amoureux des chênes et des gentilhommières, il descendait tout droit du dix-huitième siècle. Hélas pour lui, il est sans doute arrivé cinquante ans trop tôt.

   Valéry Giscard d'Estaing est mort. Que la terre lui soit légère. Il reposera sous les arbres de la propriété familiale d'Authon, en Gâtine tourangelle, près de sa fille qui portait un fascinant prénom de sous-bois : Jacinthe.

   Une dernière remarque : cette fascination que Giscard avait pour Maupassant, tous les chroniqueurs en parlaient hier, mais sans aller au fond des choses. Car une telle attirance littéraire ne se porte pas comme un chapeau tyrolien, elle révèle l'homme jusqu'à son subconscient. Derrière la passion dévorante pour la chasse et pour les femmes, on sent sourdre les rivières glacées du néant. " Je ne puis regarder une femme nue sans penser à son squelette ", disait Flaubert. C'est sans doute le vertige que l'ancien président a côtoyé toute sa vie sans jamais le dire, ou en le confiant à quelques-uns seulement.

   On dit qu'il fréquentait parfois la paroisse parisienne de Saint-Germain l'Auxerrois. Toujours quand la messe était en latin.

 

 

   11 décembre.

 

   Hier après-midi, splendide lumière d'hiver sur le chemin de halage. Les peupliers se reflétaient dans le miroir immobile du canal avec une netteté d'estampe. Autour d'un étang voisin, une trentaine de chandelles blanches, elles aussi immobiles : des aigrettes garzettes.

   Ce matin retour de la pluie. On nous annonce enfin le rétablissement de la liberté de circulation pour mardi prochain.

   Envie soudaine d'être à Rocamadour un jour de printemps, au moment où sonne l'angélus de midi. Je serais assis à la terrasse d'un hôtel panoramique et je commanderais des asperges sauce mousseline ainsi qu'un bouteille de blanc du Mâconnais.

   Au lieu d'avoir soixante-dix ans, j'en aurais tout juste cinquante.  

 

 

   12 décembre.

 

   Mort Schuman, Le lac Majeur. 1972. Je réécoute cette chanson anthologique avec une sorte d'enthousiasme au sens grec, de transe, de possession divine.

   Ce qui fait la bassesse de notre époque, c'est qu'elle n'admet plus que la liberté soit première. A ceux qui cultivent la liberté, l'intelligence et le talent sont donnés par surcroît.

    

 

   18 décembre.

 

   Il était midi. Ma longue marche du matin se terminait. A l'instant précis où je passais sur le pont de l'Aisne, à Château-Porcien, l'angélus se mit à sonner. Je répète souvent que j'aime l'angélus, qu'il soit du matin, de midi, où du soir. Il est modeste, habituel, et en même temps il nous rattache à ce qui nous dépasse. Nul besoin d'être croyant : l'athée Stendhal adorait la musique des cloches.

   Il faisait dix ou douze degrés sous un soleil ragaillardi. Les champs de blé étaient d'un vert dru. On se serait cru au mois de mars.

   Le problème est que nous ne sommes pas à l'équinoxe de printemps, mais au solstice d'hiver...Et on prend soudain conscience, une fois de plus, que la grande horloge du monde est en train de se détraquer.

   Je relisais il y a quelques jours cette remarque prémonitoire de Mircea Eliade, dans le dernier tome de son journal, à la date du 20 septembre 1981: " Je pense à la dégradation précipitée et inexorable du globe : en cinquante ans, le dioxyde  de carbone aura transformé la planète en une serre chaude. Mais à quoi bon continuer ? "

   J'apprends par ailleurs sur un site consacré à la climatologie que la teneur de CO2 dans l'atmosphère terrestre n'a jamais été aussi élevée depuis huit cent mille ans. De la covid 19, l'humanité se remettra. Mais du réchauffement climatique ?

   Cette nuit, dans un rêve confus et obsédant, je me suis retrouvé à Kruft, près de Coblence, la bourgade où je passais mes vacances d'été il y a six décennies. J'y étais avec mes parents alors que curieusement notre grand ami Heinrich Plehwe, d'ordinaire si attentionné à notre égard, était absent. Nous errions à pied et en voiture autour de la localité, cherchant sans succès la route pour nous rendre à l'abbaye de Maria Laach. Nous y connaissions un moine, le Père Burckhart, apparenté aux Plehwe,  et ma mère avait un véritable culte, qu'elle m'a transmis, pour le chant grégorien. Le rêve se termina sur cet échec.

   Mais en fin d'après-midi, alors que je cherchais sur un moteur de recherche une photo d'abbaye sous la neige, sans nullement penser à mon rêve, l'une des premières qui se présenta fut...Maria Laach. 

   Ma quête nocturne venait d'aboutir. 

 

 

   21 décembre.

 

   Ce soir, vers dix-neuf heures trente, dans la direction de l'ouest, la conjonction tant attendue de Saturne et de Jupiter, que certains assimilent à l'étoile de Bethléem. A condition bien sûr que les nuages se dispersent...

    

 

   23 décembre.

 

   A peine sortis du second confinement, nous voici menacés par un troisième ! Nous sommes victimes du nombre et de la mondialisation. Et qui dit masse dit servitude de masse. A l'époque néolithique, le virus aurait décimé un clan et ne serait pas allé plus  loin...

   De bon matin, alors que la nuit noire colle encore aux carreaux, séance de luminothérapie. La lampe rectangulaire diffuse dans le salon sa lumière froide de salle d'opération, et mystérieusement l'esprit s'allège, comme s'il était touché par la baguette scintillante d'une fée. Je me promets de relire L'été grec, de Jacques Lacarrière : une autre luminothérapie.

   Voeux ardennais : que reviennent vite les mousses fraîches sur la place Ducale, les moules-frites à Bouillon et les seins nus au Touquet !

   Encore et toujours, la pluie. Ce qu'il reste de sagesse en moi me console en me rappelant que c'est bon pour les nappes phréatiques. Dans mon pigeonnier dont la fenêtre ruisselle, j'arrose l'oranger, couvert de fruits mûrs.

 

 

   28 décembre.

 

   Le Père Noël m'ayant apporté une montre Lip du modèle Himalaya, je suis fasciné par son cadran bleu nuit. Et bien sûr par l'Himalaya, ce divin Séjour des Neiges.  

   Je regarde l'heure toutes les cinq minutes. Mais rassurez-vous, ça va passer. Enfin j'espère ! 

   Le Monde d'aujourd'hui annonce qu'un proche conseiller d'Emmanuel Macron a déjeuné secrètement avec Marion Maréchal en octobre à Paris. Cet épisode inattendu qui donne des coups de sang à la galaxie intellectuelle et à tous les postillonneurs de comptoir, ivres de leurs propres fulminations, a, du point de vue littéraire, quelque chose de piquant, entre Saint-Simon et le Journal des Goncourt. L'idée est pourtant claire : " Sortons la belle sirène des ornières bigotes et elle ira loin. Elle pourrait même nous servir...Elle dit parfois tout haut, mais parfois seulement, ce que nous pensons tout bas. Aidons-la à faire le tri. "

   Bien sûr, derrière sa flûte de champagne - c'est étonnant comme le champagne sied aux blondes - Marion en pensait autant de l'autre. La transversalité sera nécessaire pour jouer juste dans la symphonie du nouveau monde. Si ce nouveau monde advient...

   Le soir, Marion Maréchal confie seulement : " Je trouvais très drôle d'être invitée au restaurant par quelqu'un qui me traitait tous les quinze jours de nazie quand j'étais députée..."

   J'avoue qu'à cette rencontre, j'aurais bien voulu être petite souris.   

   Mais zut ! Je m'aperçois que je viens de faire de la politique ! Pardonnez-moi, mon Père, parce que j'ai péché.

 

 

   

 

   

 

 

   



11/04/2021
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