La Roche Ecrite

La Roche Ecrite

EN 1968, J'AI EU MON BAC ET J'AI RATE LE JOLI MOIS DE MAI...

  - QUI ETES-VOUS ?

  - Je n'en sais rien. On ne sait jamais qui on est. On joue une comédie sociale, mais notre tréfonds demeure abyssal. Il y a une réflexion de Jean de la Varende que j'aime beaucoup : " Je m'appartiens ; je me suis payé assez cher, mais je ne sais pas trop ce qu'ainsi je possède...Nous descendons la rive au bras d'un inconnu. " Vous comme moi, nous descendons la rive au bras d'un inconnu...

  - POURQUOI ECRIVEZ-VOUS ?

  - On n'écrit que pour soi. Pour mettre un peu d'ordre dans son brouhaha intérieur, toujours passablement toxique. Je ne me considère pas comme écrivain, terme beaucoup trop grandiose pour moi. Plutôt comme artisan d'écriture, aux oeuvres souvent malhabiles. La tentation de tout renier est de plus en plus forte en moi. Je pourrais dire aussi que j'écris les livres que j'aimerais lire, mais cela relève du même narcissisme.  Je suis un peu le Giono d'entre Seine et Meuse, du moins c'est l'image que gardent de moi ceux qui se souviennent du Ciel des bergers. J'aimerais sortir de cette ornière mais auprès de certains lecteurs ruraux, c'est impossible. Ils ne comprennent pas... Ils resteront liés à la glèbe in aeternum et ils n'accepteront jamais de regarder plus loin que leurs labourages et leurs pâturages.

  - BEAUCOUP NE COMPRENNENT PAS, EN EFFET...

  - Moi je comprends bien et c'est l'essentiel. Mes premiers textes encensent un monde qu'on me demandait d'encenser, celui de la vieille France rurale. J'étais porté par ce mouvement, sans avouer que j'étais en plein dans ce que les psychanalystes appellent la surcompensation, l'excès de zèle si vous voulez, ou le mensonge sublimé. Ma seule sincérité résidait dans mon vif sentiment de la nature, et dans une sorte de mysticisme du paysage qui ne m'a jamais quitté. Mon attrait pour les grands écrivains-voyageurs vient de là. Mais je dois avouer un sentiment que j'ai longtemps caché : mon village m'oppresse par la charge de passé qu'il représente. Pour le reste, sans tout rejeter, loin de là, il y aurait un énorme tri à faire. Un livre n'y suffirait pas.

  - POURQUOI DITES-VOUS QUE VOUS HABITEZ LE RETHELOIS PAR CONTRAINTE ?

  - Parce que c'est vrai, depuis que j'ai fait il y a 40 ans le choix irréfléchi de reprendre une propriété de famille qu'un acte notarial m'attribuait sans avoir le droit de la revendre. Au fond de ma pensée, il y a cette idée que celui qui passe toute sa vie dans son pays natal se dévalorise lui-même. C'est un faible qui choisit la soumission à son clan plutôt que la liberté des vrais hommes. Il est attelé à sa glèbe comme un ruminant sans génie. Et plus on vieillit, plus le pays dit natal devient un pays de morts. Si j'avais été libre de disposer de mon patrimoine, de vendre ici pour acheter ailleurs, je serais resté à la Réunion où j'ai enseigné pendant des années. Ou bien je me serais installé pour mes vieux jours dans les Alpes du Sud... En soi, mon village n'est ni meilleur ni pire qu'un autre. Mais pour moi, il est une sorte de béante fosse commune, un lieu où la chienne de la mort aboie à tous les coins de rue. J'y vis dans un malaise constant d'aliénation, de dépossession de moi-même. J'ajoute que cet aveu n'implique en rien le rejet des gens qui m'entourent ici, à Barby et dans les environs. J'y ai beaucoup d'amis. Et je pense que, loin des postures querelleuses, l'amabilité est la meilleure distance entre soi et les autres.

   - PARLEZ-MOI DE MAI 68...

   - Si je rencontrais aujourd'hui le jeune homme que j'étais en 1968, je lui flanquerais un grand coup de pied au cul ! J'étais au lycée de Rethel, en terminale, et j'avais la réputation , largement surfaite, d'être un fort en thème. J'avais une certaine aisance dans les matières littéraires, c'est sûr, mais rapporté à un grand lycée de Reims ou de Paris, mon niveau se serait seulement situé dans la bonne moyenne. J'ai obtenu le bac avec  mention bien, 15 de moyenne,  dans le contexte très laxiste de cette année-là. Quand les événements de mai ont éclaté, je suis entré dans le personnage très balourd du militant de droite par atavisme local, là-encore : l'influence de ma famille, bien sûr, mais aussi de beaucoup de mes camarades qui venaient des mêmes horizons que moi. Le Rethélois porte peu au gauchisme...Et j'ajoute qu'à âge égal, la jeunesse rurale d'alors n'avait pas les mêmes hardiesses que celle des grandes villes. Un fossé culturel énorme nous séparait de la bourgeoisie. Or les contestataires, à 90%, étaient issus de la bourgeoisie...Paul Morand, fort lucidement, écrit que le mouvement de mai 68 n'opposait pas les  pauvres aux riches mais les jeunes aux vieux : bref la minijupe était plus importante que Karl Marx, même si tout le monde faisait semblant de croire le contraire. On pourrait citer aussi Jean-Edern Hallier : " Quand les hommes se mettent à penser par les couilles, les flambées du désir s'appellent révolution."

  - VOUS REGRETTEZ DE NE PAS AVOIR ETE GAUCHISTE ?

  - Ah non ! Je n'ai pas dis cela ! Tout en défilant avec des gaullistes des Ardennes, j'étais fortement imprégné d'idéologie maurrassienne. Mon grand-père avait une bibliothèque largement fournie en livres d'inspiration nationaliste. Aujourd'hui, bien sûr, la pensée dominante classe Maurras et Bainville parmi les proscrits, mais ils avaient une carrure intellectuelle largement reconnue. Proust disait que la lecture de L'Action Française était sa cure d'altitude mentale quotidienne. En tant qu'étudiant, j'ai d'ailleurs milité à la Restauration nationale jusqu'à ce que je rencontre celle qui allait devenir mon épouse en 1972. Quand on voit les dizaines de millions de morts que le marxisme a sur la conscience, être maurrassien, ce n'était pas plus idiot que d'être maoïste ! Disons que ça l'était autant...Il aurait fallu s'émanciper par le haut sans tomber dans le piège des idéologies qui embrigadent les esprits en les rigidifiant. Je ne me reproche pas d'avoir été de droite, je me reproche de l'avoir été à un niveau trop bas, trop tribal pourrait-on dire. Etre jeune et vociférer avec le Parti de l'Ordre, quel désastre ! Au fond, j'étais un inhibé, un refoulé. Je faisais allégeance à la société des patriarches par peur de la quitter, comme tous mes proches.   J'aurais dû faire du grec et de la musique, et butiner davantage  les filles dans les champs d'avoine ! Bien sûr, je faisais un peu tout cela, mais de manière bornée par les conventions et par l'étroitesse culturelle de la société où je vivais. Il me manquait la hardiesse de celui qui rompt les amarres, qui part pour l'Inde ou pour San Francisco. Le bel héritage de 1968 n'est pas politique, il est sociétal : l'égalité de sexes, l'émancipation des individus, la contraception, la reconnaissance progressive de l'homosexualité, les revendications environnementales...C'est un combat qui, de nos jours encore, transcende les clivages politiciens sclérosés.  Si la crise de 1968 se renouvelait aujourd'hui, il me semble que j' aurais de la sympathie pour les hippies, pour les beatniks, pour tous les marginaux qui tenteraient d'inventer un monde fraternel et libertaire. Cette utopie a l'avantage d'être sympathique, même si elle reste une utopie. J'ajoute que beaucoup d'anciens maoïstes me plaisent non par ce qu'ils furent mais par ce qu'ils sont devenus : Philippe Sollers, le psychanalyste Gérard Miller et d'autres...Si la gauche contemporaine n'affichait pas tant de complaisances face à l'islam rigoriste ( femmes voilées dans les écoles, burkinis dans les piscines, abattages halal, ramadans envahissants, etc ), si elle n'était pas aussi niveleuse dans ses projets éducatifs, je me reconnaîtrais assez largement en elle.

  - ET ALBANE, VOTRE DERNIER ROMAN ?

  - Justement je me suis efforcé d'y décrire non pas mai 68 tel que je l'ai vécu, mais tel que j'aurais voulu le vivre. C'est très net pour quiconque lit le livre comme un roman. Hélas beaucoup de lecteurs passent à côté du sujet. Certains journalistes  aussi d'ailleurs. Ils s'intéressent trop à l'auteur, à la région, à l'histoire politique. On dirait que leur esprit ne veut pas décoller... Albane est l'histoire d'une passion amoureuse qui finit par une confrontation tragique à la mort. C'est tout. Mettez-vous à la place de Philippe qui, un jour de novembre 68, se retrouve devant le cadavre embaumé de celle avec qui il a ardemment fait l'amour pendant tout l'été...Le sexe et la mort marquent le destin humain au fer rouge, bien plus que toutes nos illusions militantes ou révolutionnaires.  Dans la mesure où ce livre est aussi un bréviaire de paganisme forestier et un témoignage sur le bonheur d'avoir 20 ans au soleil, il transmet à mon avis le meilleur de ce que fut l'année 1968. L'exergue de Rimbaud dit tout, et c'est l'une des plus belles phrases qu'il ait écrite : " Je me souviens des heures d'argent et de soleil vers les fleuves, la main de la compagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. "

[ ALBANE, roman, éditions ANFORTAS. Broché : 18 € , ebook : 9,99 €.

LE PASSANT DU SOIR, notes de voyage, 1982-2018, ANFORTAS, 17 € ]



07/09/2017
7 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 118 autres membres